Le zèle de ma maison les dévorera
Petit commentaire sur la situation actuelle, en lien avec un texte biblique bien connu.
Depuis que ce gouvernement a décidé d’utiliser le dernier arsenal offert par la constitution de la 5e république pour faire passer son funeste projet de réforme des retraites, les mouvements sociaux se sont radicalisés, et en face la répression aussi.
Quiconque lis les journaux ou traverse les rues des grandes villes le constate : poubelles renversées, vitrines caillassées. Pourtant s’y on prête un tant soit peu attention on constate que, à quelques exceptions près, ce qui est attaqué, ce sont de grosses structures qui sont prises pour cible : galerie Lafayette à Strasbourg, Banques un peu partout.
Le chœur médiatique hurle à tire-larigot pour séparer les "bons manifestants" des "mauvais casseurs". D’un côté les "gentils pacifistes" de l’autre les "méchants violents" (qui ne s’en prennent pourtant qu’aux biens et non aux personnes).
Alors je repense à ce texte, parlant d’un homme qui finira crucifié, c’est-à-dire mis à mort par le pouvoir politique sur demande du pouvoir religieux.
La Pâque juive était proche et Jésus monta à Jérusalem.
Il trouva dans le temple les marchands de bœufs, de brebis et de colombes ainsi que les changeurs qui s’y étaient installés.
Alors, s’étant fait un fouet avec des cordes, il les chassa tous du temple, et les brebis et les bœufs ; il dispersa la monnaie des changeurs, renversa leurs tables ;
et il dit aux marchands de colombes : « Otez tout cela d’ici et ne faites pas de la maison de mon Père une maison de trafic. »
Ses disciples se souvinrent qu’il est écrit : Le zèle de ta maison me dévorera.
Mais les autorités juives prirent la parole et lui dirent : « Quel signe nous montreras-tu, pour agir de la sorte ? »
Jésus leur répondit : « Détruisez ce temple et, en trois jours, je le relèverai. »
Alors ces Juifs lui dirent : « Il a fallu quarante-six ans pour construire ce temple et toi, tu le relèverais en trois jours ? »
Mais lui parlait du temple de son corps.
Aussi, lorsque Jésus se releva d’entre les morts, ses disciples se souvinrent qu’il avait parlé ainsi, et ils crurent à l’Ecriture ainsi qu’à la parole qu’il avait dite.Jn 2, 13-22
Une remarque préalable : dans l’Évangile de Jean dont j’ai tiré le récit, l’histoire se passe juste après un mariage où Jésus a transformé de l’eau en vin, pour que la fête puisse continuer de plus belle, en finissant par le bon vin. La violence de Jésus s’inscrit dans la suite logique de son ministère : le don de vie, d’une vie qui ne se mesure pas à l’aune des conventions sociales habituelles et encore moins de l’argent.
L’un des rôles du temple dans la religion de l’Israël ancien est de permettre la bénédiction, mais aussi le rachat des péchés, c’est-à-dire l’effacement, fût-il temporaire, de ce qui est dysfonctionnel dans nos relations. Et voici que ce lieu normalement consacré à rétablir du fonctionnel — selon les codes d’une société précise — devient lui-même le théâtre d’un dysfonctionnel, puisque "le trafic", c’est-à-dire l’échange non gratuit, calibré, quantifié, intéressé, en devient le centre.
Aujourd’hui notre société n’a plus de Temple en tant que tel. Mais elle s’est dotée de différentes institutions destinées à réguler les rapports sociaux, afin, en théorie, que la vie puisse avoir le dessus face d’une part à la violence directe (agression physique par ex.) et d’autre part aux violences indirectes (par ex : temps de travail excessif). Ces organes de régulation sont divers : pouvoirs institués (gouvernement, parlement, juridictions), mais aussi, en France du moins, manifestation légale. Pendant un certain temps, toutes séries de manifestations un peu conséquentes poussaient les pouvoirs élus à amender ou retirer ses projets. La dernière occurrence étant en 1995 (le CPE de 2006 faisant exception).
Autrement dit : la rue était un lieu de régulation sociale.
Aujourd’hui, projet établi pour la seule raison d’éviter "le risque financier" (dixit EM), autrement dit pour faire primer l’argent de quelques-uns avant la vie concrète des personnes qui travaillent et souffrent dans leurs corps et dans leurs âmes, est maintenu en dépit des protestations massives. Le président actuel considère que la rue peut être aussi nombreuse que possible, seul les organes officiels décident. Le contrat social tacite a été rompu.
La rue n’est plus désormais qu’un instrument destiné à nous permettre d’aller travailler, consommer ou être incité à consommer (cf. les nombreux panneaux publicitaires).
La rue n’est plus le lieu de vie, ou même le lieu d’affirmation effective de la vie. Quoi d’étonnant alors que s’affirme la volonté du corps social de la réapproprier ("Et la rue elle est à qui ? Elle est à nous ?"), y compris en en expulsant symboliquement la sphère de la marchandise.
Au même titre que le fils de Dieu a voulu rendre la maison à son père pour qu’elle redevienne un lieu de régulation sociale et de vie, les manifestant·es, plus en rage que jamais, se réapproprient la rue. Le zèle de leur maison, transformé en machine à consommer, les dévore, et les actes se font plus forts.
Et en face le même partie de l’ordre pose la même question : "quel signe nous montreras-tu pour agir de la sorte", autrement dit "d’où vient ta légitimité ?". Jésus n’y répond pas, puisqu’il ne donne pas un signe réalisable immédiatement — et sans doute pas souhaité par les notables. Il renvoie vers un futur plus lointain. À nous de répondre par nos propres futurs plus lointains.