Laissez les adultes pleurer
Il est rare que je pleure lorsqu’une personnalité meurt. Après tout, « on ne dit plus rien lorsque des enfants ont faim », alors pourquoi la mort d’une personnalité devrait-elle m’affecter ?
Et pourtant, depuis hier, je cherche un mur pour pleurer. Depuis que j’ai appris la mort d’une grande poètesse, d’une très grande autrice de la chanson française. Comment expliquer cela ? Seul frère Roger avait pu, je pense, me décrocher de telles larmes à sa mort — en dehors de mes proches, bien sûr.
Évidemment, il y a l’Anne Sylvestre — car il s’agit bien d’elle — des fabulettes pour enfants, qui nous accompagnait durant les longs trajets en voiture. Mais je dois le confesser, ces fabulettes n’hantent pas mon esprit. Oh, je les ai rechantées avec joie il y a quelques années lorsque ma nièce et mon neveu étaient à l’âge de les écouter. Et bien sûr, j’espère les rechanter dans quelques années, lorsqu’un petit bout de chou fraîchement débarqué aura grandi. Mais je ne pense pas qu’en pleurant Anne Sylvestre, je pleure mon enfance.
Car si « les rêves font grandir les enfants », les poèmes font mûrir les adultes. Or, comme toute grande poètesse, Anne Sylvestre a — je ne peux en parler qu’au présent — cette capacité de dire la vie, dans tout sa complexité, dans sa beauté et dans ses horreurs, produit de l’humanité.
Plus que toute lecture, plus que tout slogan, Anne Sylvestre a pu me faire comprendre — si tant est que le terme soit adapté —, à moi qui a été socialisé homme et est perçu comme tel, une réalité que je ne vis pas, l’abomination du patriarcat : la culture du viol ; le contrôle des corps ; l’inégale répartition des tâches domestiques ; et tant d’autres choses qu’elle a su décrire par sa poésie et ses récits.
Mais Anne Sylvestre ne m’a pas fait découvrir seulement ce que je ne peux vivre. Elle a mis des mots sur des éléments de ma vie que je ne percevais pas.
Chez elle, j’ai trouvé des mots faisant écho à ce que j’ai appris à apprécier : la chance d’avoir un groupe d’ami·e·s ; la nostalgie de certains lieux ; le rapport ambigu avec son propre corps, source de joie comme de douleur ; le jaillissement de la vie par l’art et les mots.
Et bien que cela l’agace que cette chanson soit tout le temps mise en valeur, je crois que oui, j’aime les gens qui doutent, dans tous les sens du mot aimer.
Enfin, enfin, il y a quelque temps, au hasard d’une écoute en temps de confinement, Anne Sylvestre a éveillé chez moi ce que je sentais depuis si longtemps. Ce que je ne pouvais dire, car je n’avais pas de modèle pour le dire ni pour le penser. Ce que mes parents ne savent pas encore — puissent-ils me pardonner de leur annoncer indirectement, mais l’occasion ne s’est pas présentée depuis. Que l’on pouvait aimer plusieurs personnes en même temps. Que cela était possible, même si ce n’était pas évident. Que le tout était de veiller à le faire dans le respect de chaque personne et la clarté — ce qui n’est pas le cas dans la chanson qui a déclenché en moi cet éveil.
Et pourtant, en relisant le texte de cette chanson, je me rends compte que sans doute Anne Sylvestre ne parle pas de cela. Alors je voudrais lui dire à mon tour merci de ne l’avoir pas comprise.
Et surtout, à l’heure où sa carcasse s’en va et où seul reste sa musique et sa poésie, je voudrais lui dire
Merci d’avoir vécu
Merci pour la tendresse
Et tant pis pour vos fesses
Qui ont fait ce qu’elles ont pu