Fragment d’histoire de l’éducation
Il y a quelque temps, j’avais écrit un article sur les souvenirs présents dans la maison de mes parents. Or, il se trouve qu’en ce moment nous vidons petit à petit la maison de ma grand-mère maternelle, qui vit depuis trois ans en maison de retraite.
Ma mère y a découvert deux lettres que j’avais envoyées à mes grands-parents lorsque j’étais en colonie de vacances. Les colonies étaient organisés par ce qui s’appelait alors l’Association Nationale Sciences Techniques Jeunesse (ANSTJ), devenue depuis Planète Sciences, association dans laquelle je suis encore engagé maintenant. Les colonies pouvaient être organisées soit par l’association elle-même, soit par une délégation territoriale. Colonies à caractère scientifique, elles regroupaient des enfants de publics plutôt aisés ou disposant des aides de comités d’entreprise. J’y ai participé tous les étés, de 1999 à 2007.
Alors que mon précédent billet sur la question des souvenirs avait un aspect plutôt poétique, ce présent billet se veut plus une réflexion historiographique. Ce choix est influencé à la fois par le travail de Caroline Muller sur ses propres archives familiales et par le travail de mon ami et camarade Florian Mathieu, qui s’intéresse à l’astronomie populaire, et donc à l’histoire de l’éducation populaire.
Quelques spécificités de ma posture d’historien dans ce dossier
L’ébauche que j’entame ici s’avère très particulière pour moi à plus d’un titre.
Tout d’abord, les sources étudiées sont issues de ma propre personne. Elles témoignent de ce que j’ai vécu alors que j’étais enfant. Pour autant, je ne désire pas les aborder pour retracer ma vie, mais pour réfléchir aux pratiques pédagogiques de l’ANSTJ/Planète Sciences. Pour interpréter ces documents, je dispose cependant de mes propres souvenirs et connaissances. Réciproquement, je n’ai, pour l’heure, pas le temps de me consacrer aux archives de l’association. Raison pour laquelle ce que je vais produire ne pourra être qu’un "fragment" d’histoire — mais somme toutes, toute œuvre historiographique ne peut être qu’un fragment d’histoire, il se trouve simplement qu’ici ce fragment est plus petit qu’une étude qui se voudrait exhaustive.
La deuxième particularité de ma position d’historien est que je travaille ici sur un mouvement dans lequel je suis moi-même engagé. J’en partage des valeurs — éducation populaire, démarche de projet, pratique expérimentale, découverte scientifique —, tout en désirant, comme toute personne engagée dans un projet, y apporter mes propres atouts, mais aussi inflexion — notamment sur la question du lien entre pratiques scientifiques, capitalisme/productivisme et impact écologique.
Enfin, la troisième particularité tient au type de travail historique que j’effectue habituellement. Je suis en effet un historien de l’antiquité chrétienne, et plus précisément des idées et des représentations. Mes sources ne sont pas archivistiques — sauf les rares fois où je pousse mes recherches jusqu’à l’histoire de la réception au Moyen-Âge et surtout à l’époque moderne — mais principalement littéraires et archéologiques. Lorsque j’utilise des sources épistolaires, elles ne sont pas de même nature ni de même ampleur que les sources que je vais présenter ici. Je travaille en outre rarement sur les pratiques concrètes. Bref, en entamant ce protodossier, je change de mon champ de compétence habituel, et me retrouve tel un étudiant de première année réapprenant la critique historique. Espérons que ma copie sera notée avec bienveillance !
Présentation des sources en question
Deux documents ont été trouvés. J’en livre ici une reproduction et une transcription respectant les écarts à la norme graphique.
Le premier document est une lettre sur papier libre, plié en quatre — vraisemblablement pour tenir dans l’enveloppe. Pour autant que je me souvienne, mes parents me fournissaient à l’époque des enveloppes avec les adresses déjà remplies, et le timbre collé. Il n’est pas question ici de carte postale, sans doute parce que notre structure d’hébergement était loin de tout commerce [1].
Voici donc la transcription du texte.
Cher papi, cher mamie. Je suis arrive lundi a la tour du viala dans les cevenne. Mon moniteur referent s’appelle Cédric. Mardi [rature] j’ai fait la découverte des [les] activité [rature] ou plutot les animateurs qui les pratique puis j’ais decouvert l’activité prehistoire le lendemain [rature] j’ai decouvert l’activite nature Mille et une bise à tous.
Maïeul
Ma mémoire m’aide à dater cette lettre : été 1999, seule année où j’ai été à la Tour-du-Viala.
Le second document est une carte postale non timbrée. Le recto présente des animaux de montagne [2].
Et voici la transcription du texte.
Joyeux anniversaire papie et mamie. Moi je vais tres bien [rature] et j’ai reussi à trouver la bonne position pour mon lit et la bonne forme pour les ailerons des micro fuse. On a des probleme pour prendre la douche car elle fuit. Je le repete joyeux anniversaire et je rajoute des milliar de bisou.
Maïeul
Il m’est plus difficile de date cette lettre. Il serait peut-être possible de retrouver dans les archives de la poste l’origine de la carte postale — on voit le nom du fabricant — et par là son point de vente. Les animaux représentés pourraient peut-être m’aider à trancher entre les Alpes et les Pyrénées. Mais, en l’absence d’outils externes pour trancher, remontons à mes souvenirs.
Voici la chronologie des séjours de vacances que j’ai effectués avec l’ANSTJ avant le décès de mon grand-père, le 18 avril 2003.
– 1998 : séjour mixte ANSTJ/Petits débrouillards via leur antenne commune CRISTAL, près de Carcassonne. J’étais cependant dans la partie "Petits débrouillards" du séjour.
– 1999 : la Tour-du-Viala
– 2000 : Val-Cenis
– 2001 : Aniane [3]
– 2002 : ? une ville en Occitanie, plutôt à basse attitude d’après mes souvenirs [4]
Pour autant que je sache, ces animaux n’existent pas dans les Cévennes. Il s’agit d’animaux de montagne. Aniane est un peu trop basse pour fournir ce genre de carte postale. Val-Cenis serait donc le lieu idéal.
Ceci se combine assez bien avec un autre élément présent dans le texte. Il y est question d’un lit : "j’ai réussi à trouver la bonne position pour mon lit". Que signifie cette phrase ? Deux hypothèses s’ouvrent.
La première hypothèse était que mon lit était mal placé, et qu’il aurait fallu le remettre en place.
La seconde hypothèse est que moi-même j’étais mal placé dans mon lit. Il se trouve qu’étant petit j’avais tendance à me retourner durant mon sommeil, la tête se retrouvant à l’emplacement des pieds, et vice-versa. Ceci était particulièrement embêtant dans le chalet de mes grands-parents, puisque nos lits étant situés sous un toit en pente, je me cognais régulièrement le crâne au réveil.
Or, il se trouve également que, alors que je faisais habituellement le voyage collectif vers les centres de vacances, il n’en a pas était de même en 2000. Mes grands-parents m’ont amené directement du Briançonnais à Val-Cenis. Je les imagine donc volontiers — surtout mon grand-père — me dire au revoir en me souhaitant ironiquement de trouver la bonne position dans mon lit, après avoir passé quelques jours à me retrouver tête-bêche dans mon lit.
Du reste, si je retiens la première hypothèse, d’un lit mal placé, pourquoi en parler à mes grands-parents ? Peut-être parce qu’ayant vu la chambre où je serais logé sur place, ils avaient noté le mauvais sens du lit.
La seconde hypothèse me parait plus vraisemblable. Quoi qu’il en soit, Val-Cenis me semble la meilleure piste à retenir.
Datons donc cette lettre de 2000, soit l’année de mes 10 ans.
Réflexion sur les sources de l’histoire de l’éducation populaire
Comme je le dis, je ne suis pas du tout historien de l’époque contemporaine. Voici cependant les sources que je peux envisager pour faire une histoire de l’ANSTJ/Planète Sciences, et plus largement de l’éducation populaire.
Sous réserve de la conservation institutionnelle de ces documents :
– Catalogue de séjours
– Bilan de séjour
– Rapports divers
– Document préparatoire effectué par l’équipe d’animation (par ex. projet pédagogique)
– Photos
– Articles de blog
– Dans le cadre de Planète Sciences, documents de "valorisation" de la démarche scientifique du jeune / de la jeune [5]
Ces sources ont partagent quelques spécificités :
– formalisme institutionnel ou de pratique sociale bien établie
– document établi pour l’essentiel par les adultes, ou sous l’impulsion des adultes
– relative facilité de conservation et d’archivage, en raison de leur inscription dans une démarche institutionnelle — j’insiste sur l’adjectif relatif, car il n’existe pas de personne formellement chargée de l’archivage de l’ensemble des activités de l’ANSTJ/Planète Sciences, et la pratique varie très certainement d’un·e employé·e à l’autre, sans oublier les contraintes pratiques impliquées par le transfert entre le lieu de vacances et le siège social de l’association.
Mes lettres, et plus généralement les lettres des bénéficiaires des séjours de vacances, se différencient des sources précédentes en plusieurs points.
– Certes la pratique de la carte postale s’inscrit dans un habitude sociale spécifique, toutefois, surtout en ce qui concerne les enfants, on peut raisonnablement penser une plus grande variabilité dans la forme et le fond — je parle ici de ce qui est produit directement par l’enfant.
– Les documents sont produits par des enfants, souvent sous l’impulsion des adultes [6], mais destinés à des proches, et censés rester privés.
– Ces documents sont peu ou mal conservés. La conservation des lettres pouvant être très variables d’une famille à l’autre, selon les conditions matérielles (place, déménagement) et les affects qui y sont associés.
Ce que ces lettres peuvent nous apprendre sur les pratiques de l’ANSTJ
Commençons par la lettre écrite en 1999 de la tour du Viala.
On y apprend que j’avais un animateur référent, du nom de Cédric. Témoignage d’une pratique visant à accompagner l’enfant dans un lieu qui n’est pas son lieu de vie, en présence d’enfants qui ne sont pas ses connaissances habituelles. Un animateur, une animatrice [7] nous accompagnait plus spécifiquement par chambrée, notamment pour tout les aspects pratiques.
On y parle de découverte de plusieurs activités. La formulation employée est intéressante : " j’ai fait la découverte des [les] activité [rature] ou plutot les animateurs qui les pratique puis j’ais decouvert l’activité prehistoire le lendemain [rature] j’ai decouvert l’activite nature". J’y parle d’une découverte d’activités qui n’est pas vraiment une découverte. Je cherche les bons termes. Aujourd’hui, je parlerais de "présentation" des différentes activités, suivi de la découverte des activités. La lettre ne dit pas plus sur ces découvertes. Seuls mes souvenirs, nombreux, des séjours permettent de préciser — même si d’autres documents pourraient les corroborer. Les séjours multithématiques de Planète Sciences commençaient par quelques jours d’initiation aux différentes thématiques. À la suite de quoi les enfants en retenaient un ou plusieurs pour l’approfondir. En général, la démarche pédagogique impliquait que plus les enfants étaient grands, plus ils se "spécialisaient" dans une thématique.
Sur le séjour de la tour du Viala, il y avait :
– environnement, comme je le dis dans la lettre alors ;
– prehistoire, comme je le dis dans la lettre et m’en souviens aujourd’hui ;
– astronomie ? Je ne sais plus exactement. Je me rappelle avoir fait une nuit à la belle étoile, et me réveiller au milieu de la nuit, et avoir vu pour la première fois une voie lactée pure, et m’émerveiller de ce ciel. Mais cela ne veut pas dire que l’activité astronomie était présente en tant que tel [8].
– microfusée (je me rappelle d’avoir appris à fabriquer une ogive en bois !)
– robotique ? le souvenir est flou...
Parlons de l’activité "environnement". J’emploie le terme d’activité "nature". Signe de mon désintérêt pour cette thématique ? De ma perception d’alors — erronée — comment étant une activité plus "balade" / "air sain" que d’une activité scientifique — ce qu’elle est/était effectivement dans le cadre de Planète Sciences/l’ANSTJ. Ou bien symptôme de l’évolution du vocabulaire, de la perception de la nature comme élément externe à l’humain à l’environnement comme système dans lequel l’humain s’intègre — et dont la préservation dépend de nous et nous impactera. Autrement dit : le Maïeul de 9 ans de 2021 utiliserait-il plutôt le terme d’environnement en raison de la prégnance de cette thématique dans le débat public ? Je ne sais.
Ce document ne donne a priori pas d’informations supplémentaires par rapport à ce qu’on pourrait trouver dans les archives institutionnelles de Planète Sciences. Pourtant, par son positionnement "à hauteur d’enfant", il témoigne de ce qui était perçu comme important par le Maïeul de neuf ans. À cet égard, une comparaison avec d’autres lettres d’enfants du même séjour serait intéressante : ont-ils eu la même perception que moi ? Était-ce lié à la manière dont l’équipe d’animation avait organisé le début de séjour ? Les activités "extrascientifiques" étaient-elles perçues autrement par elle et eux [9] ?
Continuons sur la lettre supposée de Val-Cenis.
Je passerais rapidement sur l’information sur la douche qui fuit, encore qu’une telle information témoigne que les pratiques pédagogiques ne pourraient s’écarter des problématiques matérielles. Focalisons-nous sur le seul élément scientifique qui ressort. "j’ai réussi à trouver [... ]la bonne forme pour les ailerons des micro fuse". Pour autant que je me souvienne, j’avais sur ce séjour choisit la thématique astronomie — et m’étais retrouvés dans un groupe "environnement et astronomie". Une association qui m’avait singulièrement déplu [10] en raison de mon désintérêt pour la thématique environnement — et aussi parce que je m’étais fait manger les fesses par les fourmis en les observant sur un terrain boisé et en pente. Il y a donc lieu de penser que trouver la forme des ailerons faisait partie de "défis", ou "propositions" lancés dans la découverte de l’activité microfusée. À cet égard, il serait intéressant de croiser ma lettre avec des documents officiels.
Que veut dire "la bonne forme" des ailerons ? Selon quels critères ? Sans doute pour une meilleure pénétration dans l’air. Mais comment le mesurait-on ? Par des essais, assurément, selon la démarche expérimentale. Et pourquoi ne mentionne-je pas le critère ? Parce que l’enfant que j’étais ne jugeait pas utile de le dire ? Si oui, qu’est-ce que cela nous dit de "l’intégration" par l’enfant de la logique de la démarche expérimentale ? Si non, est-ce parce que la chose allait de soi, et que donc j’avais pleinement intégré cette logique ? Autant de questions pour lesquelles je n’ai pas d’élément de réponse, ni même de piste de source pour y répondre.
En guise de conclusion
Cet article est très préliminaire, mais témoigne de plusieurs réflexions que je me suis faite pour penser l’histoire de nos pratiques pédagogiques à Planète Sciences.
Les voici :
– L’importance de recueillir des témoignages d’enfants sans leur demander à eux-mêmes de témoigner, pour cerner nos activités par un autre biais. Je lance donc un appel à l’ensemble des ancien·nes participants et participantes aux séjours à essayer de retrouver auprès de leurs proches de telles correspondances.
– Une relativement bonne adéquation entre la théorie de la démarche pédagogique telle que formulée dans les documents officiels de l’association, la pratique concrète de l’équipe d’animation et l’impact que cela a eu sur ma personne. Mais là encore, sans doute que croiser avec d’autres témoignages permettrait d’affiner ou nuancer mes propos.
Planète Sciences fêtera bientôt ses 60 ans. Il est temps d’envisager d’écrire son histoire autrement. Si des personnes cherchent un sujet de doctorat...