D’une étude souvent utilisée par des conservateurs

Dans l’opposition actuelle contre le mariage pour tous, l’un des arguments qui pourrait être pertinent politiquement est le bien être de l’enfant [1].

La question est légitime, mais a-t-on des arguments pour soutenir qu’un enfant élevé par un couple homosexuel aura un épanouissement moindre qu’un enfant élevé par un couple hétérosexuel ?

Une association bien connue [2] pour organiser des manifestations anti mariage pour tous aime utiliser une étude produite par un chercheur américain, Mark Regnerus, intitulée (traduction) : « En quoi les enfants de parents ayant eu des relations homosexuelles sont-ils différents une fois adultes ? Études sur les nouvelles structures familiales ».

L’étude consiste à une enquête statistique à base de questionnaires auprès de jeunes adultes, pour analyser certains aspects de leurs vies, tant affective que sociale ou économique. Chaque individu est affecté à une "configuration familiale" :
 Famille biologique intacte : un père et une mère marié depuis la naissance de l’enfant jusqu’à aujourd’hui. (919)
 Mère lesbienne : la mère a eu une relation amoureuse avec une femme. (163)
 Père gay : le père a eu une relation amoureuse avec un homme. (73)
 Adopté : adoption par un ou deux parents avant l’âge de deux ans. (101)
 Divorce tardif ou garde partagée : l’enfant a vécu avec ses deux parents jusqu’à 18 ans, ils ne sont plus mariés. (116)
 Belle-famille : les parents biologiques n’ont jamais été mariés ou ont divorcé, le parent ayant la garde s’est marié avec quelqu’un d’autre avant les 18 ans de l’enfant. (394)
 Monoparentalité : les parents biologiques n’ont jamais été mariés ou ont divorcé, le parent ayant la garde ne s’est pas marié ou remarié avant les 18 ans de l’enfant. (816)
 Autres configurations, dont le décès d’un des parents. (406)

Un certain nombre de questions ont été posées, permettant d’établir un tableau statistique à double entrée. Ce tableau respectent les règles du calcul statistique : ainsi sont indiquées en gras les différences significatives par rapport à une norme, celle de la « famille biologique intacte » [3]. En outre, l’auteur prend en compte les critères sociaux-économiques et législatifs : lorsqu’en tenant compte de ces paramètres les écarts sont significatifs, alors une astérisque suit l’information statistique.

Mais comme on le sait, une étude statistique en soit ne prouve rien : la question est celle de son interprétation.

Paradoxalement, les limites que je pointe ici sont relevés par l’Alliance Vita »“ car il faut bien la nommer »“ ce qui n’empêche pas ses membres de l’utiliser comme argument dans leur combat.

L’absence de famille homoparentale

Le problème fondamentale de cette étude est qu’elle ne porte pas sur les familles homoparentales. Elle portent sur des familles hétero-parentales dont l’un des parents a eu une relation sexuelle avec une personne du même sexe. Autrement dit, sur des familles où un adultère se produit et où l’enfant est au courant de cet adultère, ce qui peut indiquer des conflits familiaux durant lesquels l’adultère est révélé à l’enfant...

Curieusement cette étude n’aborde pas le cas d’enfants dont l’un des parents a eu une relation avec un personne du sexe différent ... comme si l’adultère était nécessairement homosexuel.

Rien sur des familles homoparentales stables. Dès lors, peut-on en déduire quoi que ce soit dans le débat politique actuel ?

L’enjeu ne serait-il pas de permettre la stabilité affective des personnes ayant des enfants plutôt que de se poser la question de leur différenciation sexuelle ? Mais l’État »“ car quand il est question de mariage et d’adoption, il est question de reconnaissance par l’État, qui a prétention, contestable, à parler au nom de la société »“ peut-il faire quelque chose dans ce domaine, si ce n’est permettre les conditions sociales d’une telle stabilité [4] ?

Concubinage et mariage

Parmi les critères utilisés, en figurent plusieurs qui ne manquent pas d’interroger si on veut les utiliser pour déterminer le bien être de l’enfant »“ car nous disent les gens qui s’appuient sur cette étude, c’est là le critère fondamental.

 Actuellement marié
 Actuellement en concubinage

On constate que dans les cas de couples stables (« famille biologique intacte ») le nombre d’enfants mariés une fois adulte est significativement plus élevé que dans les autres configurations famillales, et qu’inversement, les enfants dont la mère a eu une relation homosexuelle sont plus souvent en concubinage que les enfants de « famille biologique intacte » [5].

Si le souci est le bien-être affectif de l’enfant, peut-on dire que le mariage ou le concubinage soit un critère distinctif ? Étant donné le nombre de couples concubins heureux et le nombre de mariés malheureux, étant donné également le nombre de célibataire par choix, permettez moi de douter de la pertinence d’un tel critère [6].

Participation civique

Un autre critère discutable est aussi la participation aux élections présidentielles. Il n’existe qu’un seul cas où les écarts sont significatifs. Il s’agit des enfants dont la mère a une relation homosexuelle : la participation est significativement plus faible.

Quoi qu’il en soit, on peut se demander en quoi ce critère est pertinent. Les raisons de l’abstention peuvent être nombreuses. Que ce soit par désintérêt de la politique, par dégoût du système, par refus de la démocratie représentative, ou bien par volonté de marquer une distance avec une norme sociale.

Je m’explique [7] les sociétés se construisent autours de rituels, qui donnent une cohérence à ces sociétés et qui marquent l’appartenance à ces sociétés. Par exemple, le sacrifice à l’empereur marquait l’appartenance à la société de l’Empire Romain.

Lorsque pour une raison ou une autre, fondée ou non, une personne ne se considère plus / pas intégrée dans cette société, l’une des manifestations peut-être la non participation aux rituels. Or le vote fait parti de ces rituels sociaux, même s’il perd un peu de l’importance. Un bon citoyen est un citoyen qui vote. L’enquête de Braconnier et de Dormagen montre que dans certains quartiers populaires, le sentiment [8] de ne pas être considéré par les autorités comme un citoyen à part entière est l’une des causes de l’abstention.

Pour revenir à notre problème, un regarde négatif porté par la société sur la famille dans laquelle ces enfants ont grandi peut-elle expliquer cette défiance électorale ? Je ne sais, mais la question mérite d’être posée. Corrélation entre variables statistiques n’est pas causalité.

Quoi qu’il en soit, il est difficile de dire quelque chose du bien-être d’un enfant à partir de sa participation électorale une fois adulte.

L’identification de l’orientation sexuelle

L’un des éléments de l’enquête porte sur le fait de s’identifier comme entièrement hétérosexuel. Les situations familiales autres que « biologiquement intactes » ont quasiment toutes des écarts significatifs avec la première [9].

Deux questions se posent :
 politiquement ce critère est-t-il pertinent ? Le bien être passe-t-il par l’hétérosexualité ? Depuis que l’homosexualité n’est plus considérée comme une maladie mentale, la question ne se pose plus. Ce qui est en jeu dans le bien-être, c’est la capacité à et la possibilité d’assumer, psychologiquement, affectivement, socialement, son orientation sexuelle. Dans le cas des hétérosexuels, le regard social étant neutre ou positif, la question ne se pose pas [10].
 la reconnaissance plus faible de l’hétérosexualité complète ne provient-elle pas du fait que, ayant grandi dans un milieu où l’hétérosexualité n’était pas la seule orientation sexuelle existante, ces enfants sont plus à même de reconnaître la complexité des orientations sexuelles, et notamment dans leur propre cas ?

Quelques indices pertinents

D’autres indices sont plus pertinents, comme par exemple le niveau d’anxiété, l’auto évaluation de la qualité de la relation amoureuse, ou bien le taux d’emplois. Mais on en revient au point de départ : on ne mesure rien pour les familles homoparentales stables.

L’élément qui pourrait se rapprocher serait les enfants adoptés...

Et l’on constate des écarts, liés à la quête des origines. Mais rien ne nous prouve que ces écarts sont plus faibles pour les enfants adoptés par des hétérosexuels que par des homosexuels.

Conclusion

Cette étude par de fondements extrêmement discutables :
 utilisation de critères liés à une vision hétéronormé du développement de l’individu.
 insistance sur l’adultère homosexuel par négation de l’adultère hétérosexuel.

En outre, elle ne traite pas du sujet débattu politiquement aujourd’hui. Elle est donc hors du débat.

Une question se pose alors : doit-on appliquer pour l’adoption par des homosexuels un principe de précaution comme le soutienne d’aucun ?

C’est oublier que le principe de précaution s’applique dans le domaine des sciences « dures » et des techniques, pour lequel un raisonnement prédictif peut être fait. Dans le domaine des sciences humaines, on ne risque pas à prédire l’avenir, car on sait que le phénomène humaine ne se réduit pas à ces causalités mécaniques. Bref, on refuse le matérialisme.

En revanche, je constate qu’il existe aujourd’hui des couples homosexuels élevant des enfants. La non reconnaissance de cette réalité par l’État fragilise l’enfant, en déniant l’existence légale d’une moitié de sa famille effective et affective.

PS

Il est inutile de vous dire que je suis pour le mariage pour tous et l’adoption par les couples de même sexe.

Je n’ai pas souhaité ici faire un plaidoyer dans ce sens, puisque d’autres l’ont fait de manière synthétique, simplement décrypter une étude pour montrer sa non pertinence politique.

Néanmoins, parce que le militantisme ce n’est pas seulement des raisonnements froids et abstraits, mais aussi slogans, du théâtre, des chansons, je vous propose d’écouter deux chants.

L’une de la formidable Parisienne Libérée.

L’autre de Anne Sylvestre, féministe et écologiste de toujours, mais aussi femme qui a su trouver les mots pour charmer des milliers d’enfants, de parents hétérosexuels ou non, de famille monoparentale ou recomposée, bref qui a bien des égards a transmis la vie [11]

« Gay, gay marions nous », Anne Sylvestre

PS 2

On me signale une analyse complémentaire à la mienne http://www.slate.fr/story/58367/homoparentalite-stabilite-debat.

Notes

[1Stricto sensu il s’agit de la question de l’adoption par des couples homosexuels. Mais sur ce point je rejoins les opposants aux mariages pour tous : l’ouverture du mariage aux couples homosexuels permettra l’adoption par ces mêmes couples.

[2Cette association prétend défendre la vie à tous ses stades, et en particulier les plus faibles. Curieusement on ne trouve rien sur son site concernant le milieu de la vie. Et pourtant les lieux où la vie est attaquée en son milieu sont nombreux : du sans papier exploité aux locataires expulsés sans relogement, en passant par les « burn-out », la transformation du travailleur en simple courroie de transmission etc.

[3Le choix de cette norme ne traduit pas nécessairement un pré-supposé hetero-centré : tout étude nécessite un « échantillon test » plus ou moins arbitraire

[4Le but de la politique n’est pas de faire le bonheur des gens, mais de permettre les conditions de réalisation de ce bonheur.

[5Notons que par cette expression même, l’auteur sous-entend qu’il peut exister des familles autres que biologiques. Or les opposants aux mariages pour tous aiment à fonder la famille sur des critères biologiques. Pour le dire crument, il faut un parent avec des ovaires et un uterus et un autre avec des testicules et un pénis, sans que je n’ai jamais trouvé une seule explication sur le pourquoi de ce « il faut », si ce n’est la nature. Vision extrêmement matérialiste du monde, qui fonde la société sur la nature. Pourtant personne n’aurait l’idée de fonder la gastronomie sur le fait qu’il nécessaire de se nourrir pour survivre. Or s’il est dans la nature nécessaire, pour une très grosse majorité des espèces, qu’une gamète mâle rencontre un gamète femelle, il n’est pas systématique qu’un couple se fonde à partir de cet acte technique. Donc, si les cultures humaines conservent souvent un couple monogame pour l’éducation de l’enfant, cela vient d’un choix culturel --- comme l’atteste d’ailleurs la diversité des formes familiales ayant existé au cours de l’histoire humaine et existant encore. Fermons cette longue note.

[6Je ne parlerai pas ici des personnes considérant que le concubinage c’est mal en soi.

[7On lire à ce sujet C. Braconnier et J.-Y. Dormagen, La démocratie de l’abstention : Aux origines de la démobilisation électorale en milieux populaires, Paris, Folio 2007.

[8Sans doute en partie justifié.

[9Deux exceptions : les enfants adoptés et les enfants dont les parents ont divorcés tardivement, autrement dit les enfants ayant grandi dans un milieu hétéro-centré

[10On n’a jamais vu un hétérosexuel faire son « coming-out ».

[11Espérons que la Sacem me pardonne cette violation du droit d’auteur : je ne doute pas qu’Anne Sylvestre le fera.